Portraits

 

 

 

 

 

 Portraits

 

La vie artistique en Alsace
«J'aime Deruber»

Denis DIDEROT est le fondateur de la Critique d’Arts. Ses «Salons», comptes rendus des salons de peinture envoyés par GRIMM aux différentes cours princières d’Allemagne, sont restés célèbres.

Figurez-vous, pendant un court instant que DIDEROT soit encore parmi nous... Demandons-lui, donc, à quel peintre alsacien il consacrerait quelques nouvelles pages minutieuses dans ses «Salon de 78». Sa réponse serait prompte. Son choix, vous dirait-il, se porterait sur le Strasbourgeois Deruber.
La critique du Langrois serait si spontanée et si vivante sur les nouvelles créations picturales de Deruber - (créations réservées aux expositions régionales de 79) -, que Diderot donnerait envie de voir déjà les tableaux, qu’il raconterait, comme à l’accoutumée.

Pourquoi ce choix?... Laissons donc parler Diderot, dans l’atelier du peintre!

«...J’aime Deruber!... Parce que, comme moi-même, Désiré a, dans son allure, cette expression de franchise, cet air primesautier, cet esprit inconscient tels que ses amis ferment les yeux sur bien de ses folies.
On m’a appelé le débraillé! Il paraît que je le suis au moral comme au physique. Intellectuellement même,.... dit-on! Eh bien, Désiré est à mon image. C’est pour cela que j’aime le débraillé de la rue du Bain-aux-Plantes».
Pour son laisser-aller physique. Au moins, est-il
Nature! Point comme tant de gommeux de son monde!... Pour son esprit libertaire. Désiré est pour la liberté absolue. Il a raison. Philosophiquement! Politiquement! Artistiquement!... Il a bien choisi sa devise: «Liberté et Pain Cuit».
N’y a-t-il pas plus grand bonheur, ici-bas, que l’Indépendance et le Bien-être?...

Deruber est mon ami, parce que c’est un homme sincère. D’une amitié sans faille pour tous ceux à qui il a donné son amitié et pour tous ceux qui lui font sentir la chaleur de leur amitié.

Comme moi, Désiré ne calcule pas par avance les espoirs de bien-être ou de gloire mondaine, que peuvent lui procurer ses actes et ses oeuvres. Comme je ne faisais qu’UN avec mon Encyclopédie et ne vivais que pour elle, Désiré ne fait qu’UN avec son Art. Je l’aime, parce qu’il va à l’Idéal. Parce qu’il se dévoue à son art, corps et âme. A quel prix! Il n’est qu’une infinité d’intimes pour savoir quelle lutte mène Désiré pour l’Amour de la Peinture et pour se montrer digne de son Art. J’ai failli mourir à la peine pour le triomphe de «mon Encyclopédie» Désiré, lui, se sacrifie pour la gloire de la Peinture, parce qu’il a le culte du Beau; parce qu’il croit au triomphe du Beau! C’est cela qui me fait aimer Deruber!

Je l’aime parce qu’il est bien à mon image sur certains points. Je me répète! Tant-pis! Comme moi, Désiré est un ami fougueux. Passionné pour tout: pour les arts, les lettres, la poésie, la musique, le théâtre, la danse. Dans son coeur, dans son âme, dans sa peinture tout est poétique. Tout est musical. Tout est théâtral. Tout est rythmique. Tout est Beauté; cette beauté divinisée par Platon. Tout est culte du Beau. Tout cela explique le travail artistique de Désiré.

J’aime Deruber, parce que, comme moi, il a l’amour de la liberté dans son travail. Cette capacité inépuisable de travailler jour et nuit. Quitte à jeter dans un coin une toile commencée et à l’oublier, jusqu’au jour où son coeur bondissant, son âme frémissante, son cerveau éclatant à nouveau de génie lui commandent d’achever l’oeuvre, pour livrer à ses admirateurs qu’il ne veut pas trahir, un chef-d’oeuvre.

On a dit de moi, que j’étais un des plus curieux tempéraments d’écrivain de mon temps. Que je détonnais en notre siècle des Lumières, siècle si froid et si mathématique, si élégant et si arithmétique. Désiré n’est-il pas un des plus singuliers tempéraments de peintre d’aujourd’hui? Ne détonne-t-il pas dans votre époque dure et sans pitié, mercantile et sans foi!

Tristesse encore dans le «le Clown triste»! Regardez bien le Paillasse! Qu’est-ce qui vous frappe? Son gibus biscornu? Non pas! Son accoutrement bariolé? Non pas! Son maquillage multicolore? Non pas! Son nez à grosse cerise rouge? Non pas!... Ce qui vous prend au ventre, ce sont ses yeux!... Ah! ces yeux, lançant aux spectateurs le reflet de toute la tristesse de son âme. Qui est donc ce Pagliaccio? Et, si c’était Canio, le pauvre mari bafoué dont se rient sa femme adultère et le jeune amant? Canio à qui Tonio, le faux-ami-jaloux, vient de se révéler la nouvelle trahison de Nedda. Canio, torturé parla jalousie; qui, le coeur déchiré, est prêt à fondre en larmes... Prêt à hurler sa douleur! Canio, quêtant un peu de pitié! Un peu d’amour! Une caresse! Un mot d’amitié!... Regardez ce paillasse! Sa tristesse est d’un tragique poignant. On a envie de serrer ce pauvre humain dans ses bras pour le consoler. On est à deux doigts de lui dire qu’il n’est pas seul dans sa détresse. Ah! quelle connaissance de l’âme qu’a notre ami Désiré!... Si jamais un admirateur vient à comprendre le secret des yeux du «Clown triste», cette toile ne restera pas dans la collection de l’artiste.

J’ai bien regardé le «Portrait de M. Roth père». Alors j’ai senti quelque chose de mystérieux, en plus de mon amitié pour Désiré, et qui me pousse à être plus que son ami. Comme moi, Désiré a le culte de son père. Ce portrait est la preuve de la vénération du peintre pour celui qui fut tout pour lui. Chaque trait du visage de Monsieur Roth père est étudié avec précision. Son fils a voulu donner l’image exacte de son père. On devine que l’artiste a mis sur toile toute sa passion filiale à faire jaillir la vérité. Il a réussi à forcer son pinceau à tracer le reflet exact du visage paternel, parce que c’est l’amour filial qui aguidé la main du peintre. Bien sûr, le «Portrait de M. Roth père» restera dans la collection privée de Deruber. Mais j’incite mon ami à accrocher ce merveilleux portrait dans sa prochaine exposition de printemps. Pourquoi? Ce portrait est, à la fois, la preuve du talent de Désiré Roth fils et celle des nobles sentiments du fils respectueux et fidèle. C’est là, une autre face de l’âme du peintre!

Devrais-je parler de cette toile qui représente la «Vieille femme assise et tricotant à la veillée»? Le tableau n’est pas achevé! Déjà, on perçoit l'oeuvre qui surgira du pinceau de Désiré. La bonne vieille dame a l’allure de cette grand-mère, que Rubens avait saisie dans sa méditation. Ici, ce n’est pas précisément la tristesse de ce naufrage qu’est la vieillesse, que Désiré a laissé glisser de son pinceau. C’est plutôt le calme serein d’une vie qui s’écoule lentement. Qu’importe que cette belle toile ne soit pas encore achevée! Deruber aime trop son art, pour ne pas nous présenter, au printemps, l’oeuvre dans sa plus parfaite finition.

Les poètes ont chanté la Mort. Les philosophes ont disserté sur elle. Les peintres l’ont peinte. Les prédicateurs ont prêché sur elle. Avec lyrisme parfois, comme Bossuet. Notre ami Deruber, lui, ironise.

Regardez bien son tableau: «La mort à la moto»! Cette allégorie d’une des formes de la vie de notre temps a une signification percutante. Regardez ce squelette. Son attitude hautaine. Quelle arrogance dans tout son maintien. Cette Mort a quelque chose du reître insolent qui ricane devant le beau carnage. Les phalanges des mains crispées sur les poignées du guidon, tout en force sur les cale-pieds, cette mort se dresse là, triomphante et savourant son triomphe. La grimace des maxillaires jette un rire ironique comme une insulte à la face du spectateur interdit. C’est la Mort sûre d’elle-même, et sûre de son moyen de destruction. Elle sait, que l’engin qu’elle a sous elle est un engin de la mort. Et, Elle, déesse des Enfers, rit de la bêtise des fous qui se servent de cet engin. Elle rit, car, déjà, elle attend ces fous au carrefour de la mort. Elle les guette, car elle sait qu’ils courent à la mort.

Quel humour froid! Tout le tableau est d’ocre peint. L’ocre donne à la Grande Faucheuse un rire jaune. C’est bien le mot. Ah! Quelle philosophie dans cette toile: la folie des hommes punis pour leur orgueil bête. Quelle ironie! Cette toile doit être refignolée pour lui permettre de prendre la place qu’elle mérite dans une exposition.

Et si nous revenions à la Nature. La Nature vue par Désiré. Cette Nature métamorphosée en poésie picturale.

Qui! Chez Deruber, la Nature est bien la «Rhapsodie en bleu», dont a parlé mon jeune émule, en avril dernier (2). Voilà donc quelques toiles! Les unes achevées, les autres presque terminées. D’autres encore, inachevées ou ébauchées. Elle n’ont pas encore été baptisées. Mais, sur la toile, apparaissent des paysages d’Alsace, des sous-bois, des orées de bois, un ruisseau sous un taillis, un chemin sous le bois, une forêt vosgienne. Et, toujours, le bleu domine. On sent toujours la note poétique. Toute cette nature en bleu a une âme qui chante. Oui, toute cette Nature est belle à la manière de Deruber!

J’ai admiré cette grande forêt, où les bleus savent venir mourir dans les verts des sapins. C’est, peut-être là, l’«Hymne des grands bois», la «Voix des forêts»! Voilà encore une toile qui devra être travaillée pour donner une belle pièce dans la collection de l’artiste.

Ah! une nouveauté chez notre ami Désiré! Les aquarelles! C’est toute la Nature qui se détache sur chaque carton. La Nature à la Deruber. Comment donner des titres à chacun de ces petits chefs-d’oeuvres? «Stances sur les douceurs de la vie champêtre»!... «Le matin»!... «Natures mortes»!... «L’Eté finissant»!... «Ballade de la nuit»!...

Si j’avais à penser à un poète de mon temps, dont les oeuvres pourraient être merveilleusement illustrées par les aquarelles de Désiré, je donnerais volontiers le nom de l’abbé Jacques Delille. Telles aquarelles pour les «Géorgiques». Telles pour «Les Jardins». Telles autres pour «L’Homme des champs».

Oui!... parce que Deruber, avec l’abbé Delille, pourrait s’écrier:
«Épris de la campagne et l’aimant en poète
«Je ne lui demande qu’un désert pour retraite.
Pour compagnons les bois, les oiseaux et les fleurs».

Oui! Je pense à l’abbé Delille! Peut-être par taquinerie! Delille, curieux abbé et bon versificateur qui fit de Mlle Vauxchamps, prétendue nièce à lui, sa muse et sa maîtresse dans son doux exil à Luppach, et bien plus tard sa femme, pour mettre un terme aux excentricités gauloises de la «nièce». Et, qu’est-ce qui m’a fait penser, tout-à-coup, à l’abbé Delille et à la Vauxchamps?... «La Vénus bleue» de Deruber, présentant la chute de ses reins aux «Petites Vierges» épouvantées et curieuses devant le Désir.

Cette «Vénus bleue», qui est-ce? La Muse de Désiré? Sa «nièce»? Peut-être, une blanchisseuse, comme Madame Diderot!...»

Emile FOLLOT.

 

 


Autres textes

"Peinture et survie" par Jérôme Guerand (PDF)

"Peintures à tuiles" par Catherine Piettre (PDF)